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Le paradoxe de Condorcet : comprendre les paradoxes des systèmes de vote en période électorale clivante

Les récentes élections européennes et législatives en France ont mis en lumière des dynamiques politiques complexes et particulièrement clivantes. Dans ce contexte, il me semble toujours utile de prendre du recul et d’analyser les résultats avec une approche plus distanciée et objective. Une telle analyse permet de comprendre un peu mieux les préférences électorales, mais aussi de révéler les limites intrinsèques des systèmes de vote que nous utilisons.

Source : Original téléversé par Neal Finne sur Wikipédia français. — Transféré de fr.wikipedia à Commons par Bloody-libu utilisant CommonsHelper., Domaine public

Le paradoxe de Condorcet, nommé d’après le philosophe et mathématicien Marquis de Condorcet, est à mon sens un concept clé pour appréhender ces dynamiques actuelles. Ce paradoxe montre comment, dans certaines situations, le mode de scrutin peut échouer à refléter fidèlement l’intensité des préférences et des rejets des électeurs. Le Marquis de Condorcet, de son nom complet Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, était un intellectuel du XVIIIe siècle, mathématicien, philosophe, et homme politique français. Il est surtout connu pour ses travaux en théorie du choix social et ses contributions à la pensée démocratique.

Le paradoxe de Condorcet se manifeste lorsque les préférences d’un groupe d’électeurs sont intransitives, malgré des préférences individuelles transitives. En d’autres termes, même si chaque électeur préfère clairement une option à une autre, l’agrégation de ces préférences peut conduire à un cycle paradoxal où aucune option n’est préférée de manière cohérente par la majorité. Par exemple, dans une élection avec trois candidats (A, B et C), il peut arriver qu’une majorité préfère A à B, une autre majorité préfère B à C, mais qu’une troisième majorité préfère C à A. Ce phénomène illustre une incohérence au niveau des choix collectifs, rendant difficile l’identification d’un “vrai” gagnant.

Les récentes élections législatives en France de 2024 ont abouti à une Assemblée nationale composée de trois blocs politiques distincts et difficilement conciliables : le Rassemblement National (RN) le Nouveau Front Populaire (NFP) et l’alliance centriste Ensemble (ENS)​. Dans ce contexte, il semble que le paradoxe de Condorcet trouve toute sa pertinence, en offrant une grille de lecture des paradoxes inhérents aux modes de scrutin.

Explication du paradoxe de Condorcet avec un exemple simple

Le paradoxe de Condorcet survient lorsque, dans un système de vote, les préférences majoritaires sont incohérentes ou intransitives. Ce phénomène peut se produire même si chaque électeur a des préférences claires et transitives. Le paradoxe met en lumière les limites des systèmes de vote pour refléter fidèlement les préférences d’un groupe.

Exemple hypothétique de trois candidats : A, B, et C

Considérons une élection avec trois candidats : A, B et C. Imaginons un groupe de 15 électeurs avec les préférences suivantes :

  • 5 électeurs préfèrent A à B et B à C (A > B > C).
  • 5 électeurs préfèrent B à C et C à A (B > C > A).
  • 5 électeurs préfèrent C à A et A à B (C > A > B).

Analysons les préférences majoritaires pour chaque paire de candidats :

  • A contre B : 10 électeurs préfèrent A (ceux qui préfèrent A > B > C et ceux qui préfèrent C > A > B) et 5 préfèrent B (ceux qui préfèrent B > C > A). Donc, A est préféré à B.
  • B contre C : 10 électeurs préfèrent B (ceux qui préfèrent B > C > A et ceux qui préfèrent A > B > C) et 5 préfèrent C (ceux qui préfèrent C > A > B). Donc, B est préféré à C.
  • C contre A : 10 électeurs préfèrent C (ceux qui préfèrent C > A > B et ceux qui préfèrent B > C > A) et 5 préfèrent A (ceux qui préfèrent A > B > C). Donc, C est préféré à A.

Nous observons alors un cycle où A est préféré à B, B est préféré à C, mais C est préféré à A. Ce cycle montre une incohérence dans les préférences majoritaires, ce qui est le cœur du paradoxe de Condorcet.

Analyse des implications du paradoxe

Le paradoxe de Condorcet met en évidence une faille fondamentale des systèmes de vote majoritaire : leur incapacité à toujours refléter de manière cohérente les préférences collectives des électeurs. Dans un système de vote majoritaire, chaque électeur vote pour un seul candidat, et celui qui obtient le plus de voix gagne. Cependant, ce système ne prend pas en compte l’intensité des préférences ni les préférences relatives entre les différents candidats.

Par exemple, si un candidat est majoritairement préféré dans des paires de confrontations il pourrait tout de même ne pas gagner dans un système de vote majoritaire classique. Cela pose un problème de représentativité, surtout dans des élections où les préférences sont fortement polarisées.

Le paradoxe de Condorcet montre que même dans une démocratie où chaque vote compte, le résultat final peut ne pas représenter fidèlement les préférences des électeurs. Voici quelques-unes des limites révélées par le paradoxe :

  • Comme vu dans l’exemple précédent, les préférences majoritaires peuvent former un cycle, rendant impossible l’identification d’un gagnant clair.
  • Dans un contexte de forte polarisation, aucun candidat ne peut émerger comme le préféré de la majorité, ce qui peut mener à une impasse politique.
  • Les électeurs peuvent être tentés de voter stratégiquement pour éviter un résultat paradoxal, ce qui complique l’interprétation des résultats et peut éloigner le vote des préférences sincères.

Le paradoxe de Condorcet n’est pas qu’un concept théorique ; il a des implications réelles et a été observé dans plusieurs contextes électoraux. Voici quelques exemples :

  • Bien que le système électoral américain soit un scrutin indirect via le Collège électoral, des situations similaires au paradoxe de Condorcet peuvent se produire lors des primaires, où plusieurs candidats s’affrontent. Les préférences des électeurs pour les différents candidats peuvent conduire à des résultats paradoxaux, surtout avec un grand nombre de candidats en lice.
  • Lors des élections à plusieurs tours, comme c’est le cas en France, il est possible d’observer des situations où le candidat arrivé en tête au premier tour n’est pas celui qui serait préféré par la majorité dans des confrontations directes avec les autres candidats restants.
  • Dans des contextes où plusieurs options sont présentées aux électeurs (par exemple, dans des référendums à choix multiple), les préférences intransitives peuvent émerger, rendant difficile l’identification d’une option majoritaire claire.

En comprenant le paradoxe de Condorcet, nous pouvons mieux appréhender les défis posés par les systèmes de vote majoritaire et réfléchir à des alternatives plus représentatives, telles que le vote par approbation ou la méthode de Borda. Ces systèmes alternatifs cherchent à mieux capter l’intensité des préférences des électeurs et à éviter les résultats paradoxaux, offrant ainsi une meilleure représentation des choix collectifs.

Lien avec les récentes élections en France

Les élections législatives françaises de 2024 ont conduit à une situation complexe et polarisée au sein de l’Assemblée nationale. Aucun des trois principaux blocs – le Rassemblement National (RN), le Nouveau Front Populaire (NFP) et Ensemble (ENS) – n’a réussi à obtenir une majorité absolue. Au premier tour, le RN a obtenu 33,3 % des voix, le NFP 28,6 %, et ENS 20,9 %​. Cependant, au second tour, une dynamique différente s’est manifestée : le NFP est arrivé en tête, suivi d’Ensemble, avec le RN rétrogradé à la troisième place​)​. Cette configuration illustre parfaitement le paradoxe de Condorcet, où les préférences des électeurs, à travers les deux tours, ne se traduisent pas par une majorité claire et cohérente. Le second tour a en effet montré un réalignement des votes en fonction des préférences transitives des électeurs.

Un exemple historique dans le même Pays est l’élection présidentielle française de 2002. Lors de cette élection, Lionel Jospin, candidat de la gauche, est arrivé en troisième position au premier tour, derrière Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Chirac a finalement remporté l’élection au second tour contre Le Pen, mais ce résultat ne reflète pas nécessairement les préférences majoritaires des électeurs. En effet, de nombreux électeurs ont voté pour Chirac au second tour non pas par adhésion à ses idées, mais pour rejeter Le Pen. Et absolument rien ne permet d’affirmer que dans le cas d’un second tour entre Chirac et Jospin, Chirac l’ait emporté aussi, ou en tous cas certainement pas avec 80% des voix .

Les élections législatives de 2024 ont également mis en évidence une forte polarisation de l’électorat français. Le RN, représentant l’extrême droite, a consolidé une base électorale solide, tandis que le NFP, alliance de partis de gauche, a attiré un électorat opposé aux politiques de droite et du centre. Entre ces deux blocs, la coalition centriste ENS de Macron a tenté de maintenir une position intermédiaire mais sans obtenir une majorité claire. Cette polarisation rend difficile la formation de coalitions stables et reflète un électorat profondément divisé. Ici, le paradoxe de Condorcet nous aide à comprendre pourquoi, dans un contexte électoral aussi clivant, il est difficile de dégager une majorité stable. Les préférences des électeurs sont fragmentées, et le système de vote majoritaire ne parvient pas à refléter fidèlement cette diversité d’opinions. Cela souligne l’importance de réfléchir à des réformes électorales qui pourraient mieux représenter les préférences des électeurs et réduire la polarisation.

Présentation des autres paradoxes et théorèmes liés

Le théorème d’impossibilité d’Arrow, ou paradoxe d’Arrow, stipule qu’il n’existe aucun système de vote qui puisse convertir les préférences individuelles en une préférence collective cohérente tout en respectant certains critères de base. Ces critères incluent :

  1. Universalité : le système doit pouvoir gérer n’importe quel ensemble de préférences individuelles.
  2. Non-dictature : aucune personne ne devrait avoir le pouvoir de déterminer les préférences collectives.
  3. Pareto : si tous les individus préfèrent une option A à une option B, alors la préférence collective doit refléter cette préférence.
  4. Indépendance des alternatives non pertinentes : le choix entre deux options ne doit pas être influencé par des alternatives qui ne sont pas considérées.

Le théorème montre que ces critères ne peuvent pas tous être satisfaits simultanément dans un système de vote rationnel, ce qui renforce l’idée que tous les systèmes de vote ont des limites intrinsèques.

Comparaison avec d’autres systèmes de vote

Pour comprendre les implications du paradoxe de Condorcet, il est utile de comparer différents systèmes de vote :

  1. Vote par approbation :
    • Les électeurs peuvent approuver autant de candidats qu’ils le souhaitent.
    • Avantages : simple à comprendre et à implémenter ; permet d’exprimer une approbation multiple.
    • Inconvénients : ne capte pas l’intensité des préférences ; peut conduire à des résultats paradoxaux similaires à ceux du paradoxe de Condorcet.
  2. Méthode de Borda :
    • Les électeurs classent les candidats par ordre de préférence. Les points sont attribués en fonction de ces classements.
    • Avantages : prend en compte l’intensité des préférences ; réduit les effets des votes stratégiques.
    • Inconvénients : peut être manipulé par des votes stratégiques ; n’évite pas complètement les paradoxes de Condorcet.
  3. Scrutin à vote unique transférable (Single Transferable Vote, STV) :
    • Les électeurs classent les candidats par ordre de préférence. Les votes sont transférés selon les préférences jusqu’à ce qu’un candidat atteigne un quota nécessaire pour être élu.
    • Avantages : plus représentatif ; permet aux électeurs d’exprimer des préférences multiples.
    • Inconvénients : complexité du décompte des votes ; peut encore mener à des résultats non-transitifs.

Les résultats des élections législatives françaises de 2024, illustrant le paradoxe de Condorcet, soulignent ainsi l’importance de comprendre nos systèmes électoraux et leurs implications. Le mode de scrutin majoritaire, bien qu’intuitif et simple, peut échouer à refléter fidèlement les préférences des électeurs, surtout dans un contexte de polarisation.

Il pourrait ainsi être utile que les électeurs et les responsables politiques prennent conscience des limites des systèmes de vote actuels. Une meilleure compréhension des paradoxes peut guider les réformes électorales pour créer un système plus représentatif et équitable.

Suggestions de lectures :

Arrow, K. J. (1963). Social choice and individual values. Wiley.

Condorcet, M. J. A. N. de C. (2012). Condorcet: Political writings. Cambridge University Press.

Hodge, J. K., & Klima, R. E. (2005). The mathematics of voting and elections: A hands-on approach. American Mathematical Society.

Liens vers des outils en ligne ou des simulateurs de systèmes de vote

CIVS. The Condorcet Internet Voting Service : http://civs.cs.cornell.edu

VoteFair. VoteFair Ranking : https://www.votefair.org/

The Center for Election Science. : https://www.electionscience.org/


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sebastien KEIFF (9 juillet 2024). Le paradoxe de Condorcet : comprendre les paradoxes des systèmes de vote en période électorale clivante. Le blog du papa chercheur. Consulté le 14 septembre 2024 à l’adresse https://papachercheur.hypotheses.org/2865


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